Contraintes
respectées :
Nombre de
signes : 5696
1
Vocabulaire intégré au texte :
Œuf
pourri
principal
très
exactement
mercredi
soir
seulement
remonter
la
pente
erreur
fatale
matelas
mousse
regarder
de
travers
sortir
le
soir
c’est
un
piège
voler
bref
kimono
abattu
presque cinquantenaire
surdiplômé
grand(e) et maigre
d’une avarice sordide
pâlichon
sobre
angoissé
drôle
blafard(e)
stupide
sympathique
ne porte que des chaussettes rouges
affabulateur(trice)
2
Le contexte
Une
station
de
métro
la
nuit
après
le
dernier
passage
3
Les Personnages
introduits dans l'histoire :
Saxophoniste
femme
au
foyer
boulangère
passagers
de
métro
chien
errant
de
race
indéterminée
L'histoire de Jean.
Jamais Jean Bailly
n’aurait un jour imaginé faire l’objet d’un récit, si petit
soit-il. Si nous l’avions observé, nous aurions pensé que cet
homme pâlichon et discret n’avait pas grand chose de
spécial. Si nous lui avions adressé la parole, il nous aurait
affirmé être d’une personnalité sobre voire fade. Il
aurait reconnu n’être animé d’aucune passion et vivre un
quotidien pour le moins répétitif. Bref, « pas de quoi
en faire un roman », aurait-il conclu. Mais si nous avions
creusé sous cette modestie excessive, il nous aurait dit pourquoi il
s’obstinait à ne porter que des chaussettes rouges, et cela
nous aurait fait changer d’opinion vis-à-vis de lui, tellement
cette habitude, a priori pathétique, trouvait son origine dans un
fait hors du commun. Un fait qui, afin d’être relaté comme il se
doit, nécessite une petite parenthèse historique des plus cocasses.
Une histoire de kimono, en 1402, dans le Japon médiéval.
Figurez-vous que...
Malheureusement pour
Jean, nous n’avons pas gratté sous cette couche de banalité qui
le recouvre et n’avons donc pas écouté son histoire. Nous ne lui
avons pas même adressé la parole. Mieux que ça, nous n’avons pas
pris la peine de l’observer, car enfin, qui aurait eu du temps à
perdre à cela ? C’est pourquoi Jean Bailly ne devint
effectivement jamais le personnage principal d’un roman, ni
même d’une nouvelle, ce qui, avouons-le, nous soulage plutôt.
D’ailleurs, le voilà qui se lève et qui... mais c’est qu’il
m’a bousculée !
Une fois son indignation
passée, Aurélie quitta l’homme du regard pour le porter sur la
jeune femme qui venait de s’installer en face d’elle. Elle avait
une tête à s’appeler Monique, malgré son jeune âge. Aurélie la
voyait bien boulangère, elle n’avait en tout cas pas l’air
surdiplômée. Non, sa bouille sympathique semblait
confirmer le fait que Monique était une femme simple, aimée de sa
clientèle, qui venait plus pour bavarder que pour la qualité du
pain. Car avouons-le, la boulangerie où elle travaillait n’était
pas la meilleure du quartier.
Gallieni ? Il
fallait que ça arrive. A chaque fois qu’elle prenait le métro,
Aurélie ne pouvait s’empêcher d’inventer une vie à ses voisins
de banquette. C’était bien plus qu’une drôle d’habitude,
c’était un état d’esprit dans lequel elle ne pouvait s’empêcher
de sombrer. Elle perdait alors le fil des événements et cela lui
jouait des tours. Parfois, on la regardait de travers.
Souvent, elle ratait sa station. C’est ce qui lui arriva cette
nuit-là. Elle descendit à Gallieni, du dernier métro...
loin de chez elle...
C’était prévisible,
son handicap – car c’est ainsi qu’elle considérait son
imagination débordante – ne pouvait pas se concilier avec le fait
de sortir le soir. C’est là que fut l’erreur fatale.
Il ne lui restait plus qu’à appeler sa mère pour qu’elle vienne
la chercher. « Pourquoi n’es-tu pas encore rentrée ? Je
t’attends dans le salon, j’ai failli appeler la police »,
demanderait-elle d’un ton angoissé en mère au foyer
modèle. Aurélie n’avait pas envie de lui parler. Elle ne fut
pourtant en rien soulagée lorsqu’elle vit que ça lui était
impossible : son téléphone n’était pas dans sa poche... ni
dans son sac... ni dans son blouson ? On le lui aurait volé ?
Avec son portefeuille ! «Jean... Il aurait peut-être mérité
une histoire, finalement. Il m’a bousculée... c’était un
piège... », murmura-t-elle avant de mesurer toute la
gravité de la situation. Elle avait froid. Elle paniqua. Elle
défaillit.
Elle finit par se
réveiller, toujours allongée sur le quai de la station Gallieni. Et
pourtant, un matelas en mousse aux effluves d’œufs pourris
avait trouvé le moyen de se glisser sous elle. Mieux, un
chien de race non identifiée lui servait d’oreiller. Puis vint
un homme, presque cinquantenaire, grand et maigre,
blafard. Elle l’avait déjà vue. Il était assis à côté
de Jean, puis de Monique, dans le métro. Elle l’avait bien
observé, lui aussi.
- Vous êtes Milan, le
saxophoniste... Je vous reconnais...
- Milan ? Connais
pas de Milan. Vous devez confondre.
Aurélie semblait être
ailleurs. Dans sa tête, son imagination avait occulté la réalité.
A tel point que la réponse ne la décontenança pas.
- Je ne suis pas
stupide, je vois bien que vous êtes Milan le saxophoniste.
Je vous ai observé. Je sais tout de vous. Vous avez fui la
Yougoslavie de Tito en 1971 très exactement. Vous avez
traversé l’Adriatique à la nage aidé de votre chien Darko...
Vous n’avez eu d’autre choix, arrivé en France, que de
subsister en jouant du saxophone ici et là pour vous en sortir...
Le mercredi soir seulement, vous vous octroyez un peu de
repos aux côtés de votre chien.
Milan ne semblait pas
convaincu d’être lui-même. Au contraire, il persistait à nier
les faits :
- Là... vous délirez.
Et puis mon histoire a rien d’aussi mouvementée. Non, c’est la
faute d’un quotidien morne et répétitif si je suis ici. J’y
connais rien à la musique, et je m’en servirais pas pour remonter
la pente. Je suis bien comme ça. Pas de quoi en faire un roman.
- Et votre étui à
saxophone, vous l’expliquez comment alors ?
- C’est une valise
toute bête ! Y’a mes fringues dedans.
Il ouvrit sa valise comme
pour prouver sa bonne foi. Dedans, quelques slips, un vieux jean
troué, des pulls, quelques paires de chaussettes, rouges, comme
celles qu’il avait aux pieds. A la vue de son contenu, Aurélie eut
une sensation désagréable. Elle se rallongea, comme abattue.
- Vous vous faites des
films, dit-il d’un ton conciliant. Dormez, ça ira mieux après.
Aurélie cependant se
sentait déboussolée. Elle pouvait faire confiance en Milan, mais
qu’en était-il de cet inconnu ?
- Vous n’êtes pas
Milan, c’est sûr ?
- Non...
- Mais alors... Vous
êtes qui ?
- Vous pouvez
m’appeler Jean.
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